Une vie de pertes

J’ai travaillé à la Clinique Shout pendant sept ans durant les années 90. La clinique Shout est un centre de santé pour les jeunes de la rue à Toronto. Le temps que j’y ai passé a été inoubliable et c’était une expérience de travail des plus enrichissantes. Le personnel y était formidable mais, ce qui a vraiment importé c’était les jeunes sans-abri que j’y ai rencontré. Ils ont a tout jamais changé ma façon de voir le monde. Je ne sais pas comment je réagirais si un jour je devenais un sans-abri, mais j’espère que je pourrai être aussi courageux que ces jeunes gens.

À la clinique Shout, une de mes fonctions était le «travail d’approche dans la rue», ce que nous faisions en collaboration avec un superbe organisme appelé Youthlink. Ce travail consistait à établir un contact avec les jeunes de la rue sur leur territoire : les rues de Toronto. Nous rencontrions des jeunes que nous connaissions depuis des années, des jeunes qui venaient d’arriver en ville, ainsi que ceux qui ne fréquentaient que très peu les services et organismes. À cette époque, on trouvait habituellement les jeunes de la rue assis dans les entrées de portes sur Yonge Street, dans les parcs et parfois aux coins des rues. Certains jeunes faisaient de l’argent en mendiant, tandis que d’autres, filles et garçons, se prostituaient. D’autres se regroupaient entre amis et pour la plupart, se mêlaient de leurs affaires. Je participais souvent à des «tournées» dans les rues, accompagnant Sam, un grand homme blond qui, avec son approche des plus sympathiques, avait un don pour créer des liens honnêtes et respectueux avec les jeunes que nous rencontrions. Nous étions parés d’un sac rempli de nourriture, de matériel de réduction de méfaits (des seringues, des préservatifs, etc.), de dépliants et de ressources. De façon générale, nous abordions les jeunes que nous soupçonnions être des sans-abri avec précaution, en gardant en tête que la rue était un peu comme leur «salon», et que nous représentions des intrus dans leur espace vital. Après nous être présentés et avoir donné le nom de l’organisme pour lequel nous travaillions, nous leur demandions si nous pouvions leur parler. S’ils ne refusaient pas, nous nous accroupissions pour pouvoir leur parler à leur hauteur plutôt que debout, pour ne pas les intimider. Nous leur demandions simplement comment ils allaient, pour apprendre à les connaître un peu mieux et pour établir une certaine confiance. Nous croyions fermement que si on traite les gens avec respect, ils vous le rendront.

Lorsqu’ils devenaient assez à l’aise pour s’ouvrir à nous, nous tentions de découvrir quels étaient leurs besoins. Ils refusaient rarement, voire jamais, la nourriture que nous leur proposions, puisqu’ils avaient toujours faim. Sachant que je travaillais à la clinique Shout, ils me posaient souvent des questions sur des maladies ou des problèmes de santé divers. Bien que j’offrais toute l’aide dont j’étais capable, je leur recommandais surtout de visiter la clinique puisque je n’étais moi-même ni médecin ni infirmier. Bon nombre d’entre eux étaient étonnés d’apprendre qu’ils pouvaient se rendre à la clinique Shout sans être munis d’une carte de santé.

La clinique Shout se trouve dans une vieille maison du centre-ville de Toronto. Son personnel comprend des docteurs, des infirmiers, des infirmiers praticiens et une variété de travailleurs de services sociaux. Les mardi matin (le mardi était ma journée de travail d’approche dans les rues) nous nous réunissions dans le sous-sol de l’édifice. Je me rappellerais toujours d’un matin en particulier où du sous-sol, nous avons vu passer des gens par la petite fenêtre située juste en dessous du plafond. Cela nous semblait étrange, car il n’y avait pas de chemin public de ce côté-là de la maison. Nous voyions parfois passer un écureuil, mais jamais de gens. Et pour augmenter l’intrigue, la personne portait un pantalon noir avec une bande rouge. C’était un policier.

Peu après, et à notre grande horreur, nous avons appris qu’un triple meurtre avait eu lieu à Toronto. Trois personnes, identifiées en tant que «prostitués», avaient été brutalement battus et poignardés à différents endroits à Toronto. Un des corps avait été découvert dans la cage d’escalier d’une tour d’habitation située directement derrière la clinique Shout.

Au fur et à mesure que la journée s’écoulait, les nouvelles ne faisaient que s’empirer. La personne qui avait été tuée était une jeune transgendriste qui était une cliente de la clinique Shout. Elle s’appelait Danielle (née David) et beaucoup d’entre nous la connaissaient très bien. Les employés de la clinique savaient très bien que les jeunes transgendristes devaient faire face à d’énormes difficultés dans la rue. S’ajoutant à tous les défis que tous les jeunes de la rue doivent relever – la faim, le manque de revenu, les problèmes pour obtenir un logement, la perte de leur famille et de leur communauté – les jeunes transgendristes doivent aussi faire face à des difficultés d’identité. Ils ont de la difficulté à comprendre quelle est leur place dans un monde indifférent, voire hostile envers les transgendristes. En plus de devoir affronter la discrimination lorsqu’ils essaient de se procurer un logement ou un emploi, ils doivent également surmonter d’énormes obstacles pour avoir accès aux services conçus pour les sans-abri. Heureusement, la clinique Shout, un des seuls services pour jeunes sans-abri à Toronto à cette époque-là (SOS et Youthlink étant les autres organismes), met un point d’honneur à travailler avec ces jeunes avec respect.

Ce soir-là, quand nous nous préparions à faire notre ronde, j’ai parlé à Sam et à mes collègues du travail de deuil. Il était certain que certains des jeunes que Sam et moi allions rencontrer connaissaient aussi Danielle, et étaient peut-être de proches amis. Je n’étais pas préparé à un tel défi. Certains membres de la clinique Shout étaient d’excellents conseillers. Quand à moi, j’étais très nerveux. Je ne savais pas quel soutien je pouvais offrir aux jeunes dans ces circonstances. En grandissant à Calgary, je n’avais jamais vraiment vécu de décès. Mon grand-père est mort lorsque j’avais 18 ans, mais il s’agissait d’un décès tout à fait différent. C’est une chose que de perdre un proche qu’on aime beaucoup et qui est bien plus âgé que soi, mais c’en est une toute autre que de vivre la mort d’une personne qui a votre âge, et tout particulièrement, à mon avis, si on est vulnérable soi-même.

Je suis parti avec Sam faire ma ronde vers 18 h 30 ce soir-là. Nous nous dirigions vers Yonge Street pour acheter un café, mais avant que nous arrivions au magasin, nous avons rencontré un groupe de quatre jeunes femmes et deux jeunes hommes sans abri près de l’angle des rues Yonge et Grosvenor, et nous leur avons demandé comment ils se portaient. Ils ont commencé à nous parler des événements de la journée. Comme nous l’avions pensé, les meurtres représentaient de grosses nouvelles dans leur milieu et cela les préoccupait beaucoup. Ils connaissaient tous Danielle et parlaient d’elle avec compassion. Visiblement, ils étaient tous extrêmement choqués, tristes et inquiets.

Une des jeunes femmes, nommée Marie, affirma : «c’est la sixième personne que je connais qui s’est fait tuer depuis que je vis dans la rue.»

Gary, qui devait avoir près de 17 ans, a ajouté : «Oui, je crois que j’en connais quatre». Il ne savait plus avec exactitude combien de ses amis avaient péri dans la rue.

Nous sommes restés avec eux pendant un certain de temps, en leur donnant tout le réconfort que nous pouvions offrir. Ce qui nous a surpris était qu’ils semblaient tous savoir ce que représentait le deuil, mais nous n’étions toutefois pas très heureux de les laisser là seuls, en sachant très bien qu’ils devaient passer à travers cette période difficile sans le soutien d’une famille. Ils n’avaient qu’eux-mêmes.

J’étais bouleversé. J’ai soudain réalisé que ces personnes, à un si jeune âge, étaient forcées de faire le deuil d’un ami qui leur était de toute évidence très cher. Mais en plus de cela, ils devaient aussi faire le deuil d’une série de pertes étroitement liées à leur expérience d’itinérance. Jamais je ne l’oublierai.

Lorsqu’on pense aux jeunes de la rue, plusieurs choses nous viennent typiquement à l’esprit, selon nos expériences et nos opinions. Personnellement, ce qui m’a frappé le plus a été de réaliser à quel point les jeunes définissent l’itinérance en termes de pertes. Quand un jeune se retrouve dans la rue, il quitte sa famille. Très souvent, à cause du manque de services disponibles dans les banlieues et les petites communautés, les jeunes quitteront aussi l’école, leurs voisins, leurs amis et leur communauté. Ils partent dans les grandes villes en espérant que les foyers d’accueil et les services leur apporteront le soutien dont ils ont besoin pour redresser leur vie.

Quand les jeunes atterrissent dans la rue, leur vie devient très dure. Beaucoup d’entre eux ressentent d’énormes difficultés. Certains ne s’en sortent pas. Lorsque je travaillais avec Shout, j’ai connu des jeunes qui ont péri dans des accidents. Certains sont morts d’une maladie, y compris le SIDA, et d’autres se sont suicidés. En plus de devoir faire face aux nombreux défis que représentent l’adolescence et la vie dans la rue, les jeunes doivent également vivre en sachant qu’ils peuvent perdre leurs amis à n’importe quel moment. Les pertes de leurs amis leur font sans aucun doute réaliser à quel point ils sont eux-mêmes très vulnérables, tandis qu’ils se débattent pour préserver leur santé compromise et luttent contre les risques accrus de victimisation criminelle.

Lorsque j’ai fini par comprendre l’itinérance en termes de pertes, j’ai également compris que les jeunes sans-abri sont extrêmement forts. Même si le portrait décrit ci-dessus est axé sur le côté sombre et pénible de mon travail auprès de cette population vulnérable, il ne faut pas oublier le côté plus positif qui est que ces jeunes gens ont beaucoup à nous apprendre. Leur sens de l’humour, leur intelligence et leur capacité de continuer quoi qu’il arrive était pour moi une grande source d’inspiration. Si vous demandez aux jeunes de la rue s’ils aiment écrire, ça ne rate presque jamais, ils sortiront de leur poche un poème ou une histoire qu’ils ont rédigée. La plupart d’entre eux ont des rêves ou une vision de l’endroit où ils aimeraient se retrouver. Ils ont beaucoup de mal à survivre, mais ils persévèrent, même face à des obstacles qui semblent insurmontables.

En travaillant avec les jeunes de la rue au cours des années, j’ai pu témoigner de l’évolution de bien des jeunes. Certains réussissent à quitter la rue. Je connaissais une jeune femme qui avait vécu dans la rue depuis des années avant de retourner à l’université et d’obtenir un diplôme en sociologie. Par la suite, elle a obtenu un diplôme d’infirmière et elle travaille aujourd’hui dans le sud de l’Ontario. Je connaissais aussi un jeune homme qui visitait la clinique Shout avec des livres de Carl Jung et d’Homère sous le bras. Il avait quitté l’école en niveau 8 et était devenu un sans-abri. Plus tard, il a complété l’équivalent du cours secondaire et a reçu un diplôme en sciences politiques à l’Université York. Aujourd’hui, il travaille dans le domaine des services sociaux et je suis toujours en contact avec lui.

Lorsque les magazines nationaux affichent des politiciens ou des vedettes de sport sur leurs couvertures en les décrivant de «Canadiens importants» ou de «Femme ou homme de l’année», je me demande vraiment ce qui importe dans nos esprits. Moi, je sais quels sont les vrais héros au Canada. Ce sont les jeunes que j’ai appris à connaître lorsque je travaillais chez Shout. Je n’ai jamais été sans abri, mais si je devais le devenir un jour, j’espère avoir la moitié du courage de ces jeunes gens. Ils ne cesseront jamais d’être une énorme source d’inspiration.

Date de publication: 
2010