Infirmière à bord du Health Bus : un lieu de connexions

Depuis l’hiver 2002, je suis infirmière bénévole à bord du Bus santé, un programme d’entraide mobile dans le centre-ville de Toronto. Le programme du Bus santé a débuté à la fin des années 90 sous l’initiative de l’hôpital Wellesley, juste avant que le gouvernement de l’Ontario ne ferme ses locaux. Aujourd’hui, le programme Bus santé, qui compte deux minibus, est sous la coupe du Sherbourne Health Centre, un centre de santé communautaire voisin. En association avec des refuges et des foyers d’entraide le Bus santé s’y arrête hebdomadairement. Le personnel d’entraide du bus offre des soins et donne des conseils aux clients. Ils distribue également des produits hygiéniques de base, des bas, des tuques, des sous-vêtements et des vitamines. De plus, l’arrière du bus se trouve une unité de soins dotée d’une infirmière comme moi et nous fournissons des soins de santé de base et des médicaments courants. La plupart des infirmières font également des acheminements, mettant les gens en contact avec le Sherbourne Health Centre pour des soins médicaux et autres, tels des soins des pieds, la chiropratique, ainsi que des services d’urgence au besoin. Les clients viennent surtout pour recevoir des conseils et pour discuter de leurs problèmes de santé. Voilà comment je connecte avec les clients à l’un des arrêts une fois toutes les trois semaines.

À mes débuts avec le Bus santé je me suis portée volontaire auprès du programme Out of the Cold. Cette expérience fut une telle révélation pour moi! Des gens étaient abrités dans le sous-sol d’une église une nuit par semaine (en l’occurrence le samedi soir). Ils venaient pour le souper et la plupart y passaient la nuit. On avait installé entre 50 et 70 matelas dans une grande salle du sous-sol, avec tout juste assez de place pour marcher entre eux. C’est là que les gens dormaient – bien que je doute qu’ils puissent bien y dormir. Qu’il existe une telle formule pour que les gens puissent dormir (ou du moins passer une nuit au chaud) démontre à quel point on a besoin de logements abordables.

J’y ai une fois rencontré toute une famille, un père, une mère et deux adolescents. Je n’oublierais jamais leurs visages quand ils ont vu où ils allaient passer la nuit. Ils étaient devenus sans-abri un jour d’hiver en raison d’une série de circonstances fâcheuses : un parent blessé au travail, l’autre malade. Ils avaient tous les deux perdu leur emploi mal payé quelques mois auparavant. Pendant qu’ils luttaient pour recevoir les indemnités de l’assurance, toutes leurs économies y étaient passées et ils avaient été incapables de payer leur loyer. Le propriétaire les a expulsés le matin même. Après avoir téléphoné à droite et à gauche pour trouver de l’aide, quelqu’un les a dirigés vers le foyer Out of the Cold. Malgré le choc, ils ont été immensément reconnaissants à cette communauté religieuse de leur avoir fourni un souper chaud et un endroit où dormir. Je pense souvent à cette famille et je me demande ce qu’ils sont devenus.

Les gens que je rencontre en tant que clients du Bus santé sont incroyablement résistants et extrêmement courageux face à une adversité formidable. Il faut être très débrouillard pour survivre dans la rue et la plupart d’entre nous en seraient incapables. J’ai entendu des histoires d’abris fabriqués avec des bouts de bois et des boîtes en carton pour rester au chaud en hiver. Je n'oublierais jamais comment un homme nous a montré à nous les infirmières, comment réparer les chaussures orthopédiques dont il avait besoin à cause de sa condition médicale avec du Duoderm, une sorte d’adhésif épais utilisé pour recouvrir les blessures. Il utilisait le Duoderm pour créer une couche lisse qui le protégeait contre les ouvertures coupantes de ses vieilles chaussures en attendant une nouvelle paire qui prenait des mois pour arriver. Il partageait sa «découverte» pour que les autres puissent en bénéficier. J’ai aussi appris que les sacs en plastique pouvaient être portés pour garder les pieds au sec à l’intérieur des bottes trouées, et bien d’autres «trucs» pour survivre dans la rue. Il y a quelques années de cela, j’ai reçu une petite bourse pour publier un bulletin à l’intention des sans-abri, par des sans-abri (ou des anciens sans-abri). Je me suis entourée de cinq personnes très talentueuses, qui ont créé deux numéros avant que la bourse ne s’épuise. Les cinq participants se sont montrés très éloquents et bien informés sur les politiques de l’itinérance, les façons possibles d’améliorer le système, ainsi que les ressources qu’ils partageaient avec les lecteurs. Ils ont fait preuve de beaucoup de sagesse, ce qui en avait fait des experts dans le domaine de leur propre vie.

Dans le Bus santé, j’ai appris que les sans-abri ont souvent peur, qu’ils doivent constamment regarder par-dessus leur épaule, surtout la nuit, de peur qu’on ne les attaque par surprise. Il n’y a jamais assez de place dans les abris pour tout le monde. Beaucoup de gens restent éveillés toute la nuit et errent dans les rues puis essaient de dormir le jour, quelques heures ici et là, dans un parc ou dans la rue, car il est plus facile d’être sur ses gardes en plein jour. Nos clients nous font aussi part de leurs espoirs et de leurs rêves. La plupart d’entre eux espèrent ne plus vivre dans la rue un jour. Ils espèrent avoir un endroit qu’ils pourront fermer à clé et où ils se sentiront en sécurité, eux et leurs biens. La plupart veulent travailler et par-dessus tout ils ne veulent pas recevoir la charité de la société. Ils veulent s’intégrer et fonctionner en tant que membres à part entière de la société, être vus, entendus et respectés. Ils me disent que leur pire expérience est lorsque les gens les ignorent : «ils regardent à travers moi comme si je n’étais pas là», ou lorsqu’on ne les traite pas avec respect. Leurs nombreuses histoires sur la façon dont ils sont devenus sans-abri me brisent le cœur. Une fois dans la rue ils doivent affronter de nombreux obstacles pour essayer de sortir de la pauvreté et retrouver un logis : manque d’institutions de traitement des accoutumances, manque de ressources pour payer le premier et dernier mois du loyer, manque de revenu nécessaire et de stabilité d’emploi, impossibilité de gérer les couches complexes de la bureaucratie de nos systèmes de soutien social, et la liste n’en finit pas. Quand ils obtiennent un logis, ce dernier est souvent inférieur aux normes et ils finissent par retourner dans la rue. Et malgré tout, ils persévèrent.

Je me sens incroyablement privilégiée de pouvoir contribuer, d’aussi modeste façon que ce soit, à la santé des courageux clients qui visitent le Bus santé. J’aimerais simplement que ces services ne soient pas nécessaires et que tout le monde puisse entièrement participer à la société et bénéficier du même système de santé. C’est à notre dépend que nous rejetons nos frères et sœurs qui ont manqué de chance et qui pourraient contribuer bien davantage à la société dans des conditions plus favorables. J’espère que bientôt viendra le jour où le programme du Bus santé ne sera plus nécessaire et que le logement sera considéré comme un droit fondamental pour tous.

Date de publication: 
2010