"Pourquoi l'itinérance n'était-elle pas un problème social avant les années 1980?"

Cette question nous vient de Lara C. par le biais du sondage de notre site web, et c'est une très bonne question! Ma réponse est issue de deux ressources principales que je vous recommande de lire si vous désirez en apprendre davantage sur l'histoire de l'itinérance au Canada :

  1. Finding Home: Policy Options for Addressing Homelessness in Canada(livre électronique, Introduction)
  2. Homelessness in Canada: Past, Present, and Future(discours d'ouverture à Calgary, 2009)

D'un point de vue historique, le mot «itinérance» est relativement nouveau. (Vous trouverez un résumé du point de vue du Dr J. David Hulchanski sur l'évolution du mot dans cet éditorial du Toronto Star.)

Les auteurs de Finding Home, dont Hulchanski, ont fait une recherche sur la base de données du New York Times afin de découvrir la fréquence du mot entre 1851 et 2005. 87 % des articles qui avaient utilisé le mot itinérance avaient été publiés entre 1985 et 2005. Comme Lara le fait remarquer dans sa question, quelque chose a décidemment changé au cours de cette décennie. Comme je vais l'expliquer ci-dessous, plusieurs changements majeurs à nos politiques et à la gouvernance ont dépriorisé les logements et les services sociaux.

Find Home e-book coverLes gens vivaient l'itinérance, mais différemment

Qu'est-ce qu'un problème social? Selon Bob Mullaly, un problème social doit : affecter un nombre important de personnes, doit être de caractère négatif, doit être quelque chose qui devrait être changé, et être quelque chose qui peut être changé1. Il va sans dire que l'itinérance est actuellement un problème social, mais ce n'était pas le cas avant les années 1980.

Antérieurement, les personnes étaient également itinérantes selon la définition canadienne de l'itinérance, mais d'une autre façon, et ils étaient moins nombreux. Dans les pays développés tels le Canada, les prestataires de services sociaux et les gouvernements étaient axés sur le relogement des gens, contrairement à un grand nombre des initiatives de logement d'urgence d'aujourd'hui. Tel que l'a remarqué Hulchanski dans son discours d'ouverture de 2009 sur le sujet:

«Ils avaient des logements, bien que dans de nombreux cas les logements étaient en piètre état. Dans beaucoup de villes, il y avait aussi des hommes itinérants célibataires qui recevaient de l'aide de l'Armée du Salut. On disait parfois que ces hommes étaient sans abri, bien qu'ils vivaient dans des maisons de chambres dans des «quartiers de clochards» de qualité médiocre et des petits logements de célibataires.»

Puisque les gens avaient généralement un logement, bien que de mauvaise qualité, le mot «itinérant» était utilisé plus souvent. Le mot «sans-abri» était parfois utilisé, mais pas aussi souvent qu'on l'utilise de nos jours, tout simplement parce que ce n'était pas chose commune.

Le logement et les services sociaux étaient une priorité

La qualité des logements au Canada après la dépression et la Seconde Guerre mondial était lamentable. Selon Hulchanski, «De nombreuses personnes vivaient dans des logements médiocres, vieillissants et surpeuplés, souvent dans des quartiers délabrés. Après la Guerre, nous les Canadiens, à l'aide des impôts que nous payions et des gouvernements que nous avions élus, nous avons ravivé le marché du logement, créé un système hypothécaire opérationnel doté d'une assurance hypothécaire gouvernementale, construit des logements sociaux et subventionné des logements locatifs du secteur privé.»

En effet, le gouvernement canadien avait profondément investi dans des logements adéquats pour tous. En 1965, le premier ministre Lester Pearson a reconnu l'importance d'un logement décent dans un discours à la Ontario Association of Housing Authorities. Il a reconnu que l'enjeu primaire du Canada était «la nécessité pour chacun d'avoir un logement décent; non pas de transformer chaque maison en château, mais d'assurer qu'aucune maison n'est un taudis. Rares sont les esprits qui peuvent se développer dans un taudis. Un objectif de logements décents doit tout simplement être atteint dans notre société démocratique.» Au cours des années 70, il y avait même un ministre des Affaires urbaines qui s'occupait du logement. Lorsque des changements ont été apportés à la Loi nationale sur l'habitation en 1973, 20 000 logements sociaux ont été construits chaque année.

Bon nombre des services du filet de sécurité sociale que nous connaissons aujourd'hui ont également été établis à cette époque : l'assurance chômage, les pensions de vieillesse, les soins de santé universels et le Régime d'assistance publique du Canada. Par conséquent, il était moins probable que les gens vivent dans la pauvreté extrême ou risquent l'itinérance.

La dépendance au marché privé et les coupures des services ont mené à davantage de pauvreté

À partir du début des années 1980, les priorités du gouvernement ont changé. Nos représentants élus ont adopté des approches individualistes face aux politiques qui ont bénéficié aux entreprises privées plutôt que de perpétuer la responsabilité collective.

Des coupures aux logements sociaux et d'autres programmes ont débuté en 1984, et le gouvernement fédéral a mis fin à tout financement des logements sociaux en 1993. En 1996, il a transféré toute la responsabilité des logements abordables aux provinces. Dans bien des régions, les coupures aux logements étaient accompagnées de coupures aux services sociaux essentiels dont le but était d'aider les personnes lorsqu'elles étaient malades et au chômage, ou/et au cours de situations économiques défavorables. En Ontario, par exemple, l'aide sociale a été réduite de 30 % par le gouvernement Harris, et est gelée depuis plusieurs années. Le fossé entre les riches et les pauvres au Canada continue de s'élargir, et de façon générale, la pauvreté est à la hausse.

Les coupures aux services et au logement sont bien entendu reliées à l'économie du laissez-faire. Tel que l'a affirmé Hulchanski dans son discours, «nous avons commencé à nous en remettre à une société de plus en plus déréglementée dans laquelle le 'génie des forces du marché' devaient satisfaire à nos besoins, et où les retombées des réductions d'impôts, rendues possibles grâce aux coupures aux programmes dont profitaient en grande partie les pauvres et les personnes qui gagnaient un revenu moyen, étaient supposées bénéficier aux personnes dans le besoin. Une économie concurrentielle, nous a-t-on dit, exigeait des salaires comprimés et des emplois à temps partiel sans avantages sociaux.»

Le manque d'investissements dans les logements abordables, conjugué à un filet de sécurité sociale considérablement réduit, a entraîné un nombre inégalé de personnes non logées au Canada. Il nous fallait un terme pour décrire ce phénomène : itinérance. Hulchanski nous explique comment ce terme diffère du terme «sans abri» que l'on utilisait auparavant :

«Il était clair que l'itinérance désignait une pauvreté qui ne comprenait pas de logement. Il s'agit d'une pauvreté qui ne comprend pas les soutiens sociaux requis. Et cette pauvreté est tellement profonde que même les logements médiocres ne sont pas abordables. Il y a toujours eu beaucoup de pauvres au Canada. Dans les années 1980, de plus en plus de personnes étaient non seulement pauvres, mais se sont retrouvées sans logement.»

En résumé, beaucoup de choses ont changé dans les années 1980. Les priorités changeantes du gouvernement et le manquement d'investir dans les logements abordables a engendré les problèmes sociaux complexes qui contribuent à l'itinérance aujourd'hui.

1. Mullaly, Bob. (2002). “Theoretical and Conceptual Considerations” in Challenging Oppression: A Critical Social Work Approach, pp. 1-26. Toronto, ON: Oxford University Press.

Ce billet fait partie de notre série «Demandez au Rond-point». Avez-vous une question reliée à l'itinérance? Envoyez-nous un courriel à thehub@edu.yorku.ca et nous vous donnerons une réponse basée sur les recherches.